Monologue et narrativité dans la dramaturgie contemporaine : le cas du monodrame

Issam El yousfi : Dramaturge, traducteur et professeur chercheur en art du spectacle. (ISADAC - Rabat, Maroc)

« Le dialogue c’est deux discours. Comme si on changeais de discours à chaque fois que l’acteur prend la parole… Alors qu’une seule personne a écrit le texte et qu’il faut faire entendre une seule voix à travers toute la troupe. C'est-à-dire restituer un monologue, ce qui ne veut pas dire le discours d’une seule personne, mais un seul discours. » ( Claude Régy, Espace perdu)


L’intervention proposée dans le cadre de ce colloque scientifique - qui consacre cette nouvelle édition 2016 à la narrativité dans le théâtre - a pour intitulée « Monologue et narrativité dans la dramaturgie contemporaine : le cas du monodrame ». Cette communication s’inscrit dans l’axe « L’acte narratif dans le théâtre contemporain » ; elle comportera deux niveaux de réflexion : le premier niveau portera sur l’analyse de la notion de narrativité en liaison avec la figure du monologue et du genre monodrame. Dans un deuxième temps, et pour saisir les divers caractéristiques et effets dramaturgiques de cette notion, on se référera à des exemples du théâtre contemporain ( Fatma de Mohamed Bengattaf, La nuit juste avant la forêt de Bernard Marie Koltès et L’histoire d’un tigre de Dario fo). Puis, dans le prolongement de ce corpus, on proposera un bref témoignage sur l’expérience de deux mises en scène de mes propres textes où il y a aussi une présence particulière de la notion de narrativité et du monologue : Le Gardien mise en scène par Abdellati Lembarki et Prise de parole mise en scène de Mahmoud Chahdi (spectacle donné dans le cadre de ce festival aussi). Parmi les points ou les questions cadres qui vont orienter notre analyse : - Interrogation autour du lien entre le monologue et le monodrame. - Questionnement sur la notion Narrativité dans l’écriture contemporaine. - Récit - théâtralisation et relation avec public : vraisemblance et convention. - Le récit monodrame à l’épreuve de la scène. Avant d’entamer une analyse se référant à des exemples précis sur les implications dramaturgiques du déploiement de la notion de narrativité et de la figure du monologue dans le corpus choisi, essayons préalablement de faire un arrêt synthétique et rapide sur la particularité du genre monodrame. Le monodrame est une forme dramatique assez singulière, pratiquée et développée particulièrement au siècle dernier. L’histoire de ce genre, ses caractéristiques et son histoire ont assez souvent suscité des controverses selon les courants et les époques car cette structure dramaturgique comporte dans sa conception une dimension expérimentale. Le choix dramaturgique se construit sur un seul énonciateur comédien et nous renvoie d’une manière assez claire à la problématique de notre colloque à savoir le retour du narratif. C’est le conteur interprète seul qui raconte toute l’histoire et développe tous les événements à travers plusieurs expressions artistiques. Le genre mono-dramatique n’est pas lié intrinsèquement comme on a tendance à le dire au mouvement romantique ; il a été choisi et pratiqué aussi par des grands auteurs porteurs de visions et de styles différents tels que Tchékhov, O’Neil, Cocteau, Beckett… puis avec Brecht le récit - dans l’approche épique - est devenu au centre de la réflexion dramaturgique. Ce dernier, pour créer une nouvelle conscience chez le spectateur, fait appel et réintroduit une technique de la narration et crée une nouvelle relation entre la scène et la salle. Sur le plan du style et de la forme, le monodrame est une expression condensée dans le temps qui peut être de dimension tragique avec des thématiques existentielles, comme il peut aussi prendre et exprimer d’autres effets dramatiques. La langue dominante est d’ordre récitatif et l’événement passé occupe une grande place dans la composition de l’histoire. Le monologue comme le monodrame se base par essence sur un seul énonciateur, mais il peut figurer dans une grande pièce à plusieurs personnages. Ce mode très présent chez plusieurs grands auteurs permet en général d’éclairer le monde intérieur de l’un des personnages et révéler sa pensée au public comme c’est le cas chez les grecs et chez Shakespeare. Le monologue met l’individu au centre, il peut exprimer un moment de crise, de méditation, de trouble, de questionnement ou de doute… L’orientation de la parole varie selon la nature des propos énoncés ; le monologue s’adresse à soi ou à l’autre ou au monde. L’autre peut être aussi un public mais muet qui se présente comme un voyeur ; ce voyeur muet s’intègre dans le jeu de la convention théâtrale. Dans le déploiement de cette figure, une notion fondamentale de l’art dramatique est mise à l’épreuve à savoir la notion de vraisemblance. Le spectateur est invité à dépasser la conception et le sentiment de crédibilité ou de non crédibilité ; il adhère, écoute et croit une personne qui parle et s’écoute toute seule sans interlocuteur ou destinataire précis. Après ce survol conceptuel rapide et qui se veut comme cadre introductif à la problématique énoncée au départ ; on va s’arrêter sur des exemples pour mieux clarifier les divers modes d’utilisation de ces deux genres (le monodrame et le monologue) et le déploiement de la technique de narrativité dans le récit. Le texte « Fatma » de M’hamed Benguettaf (édition Les bruits des autres, 1990) est constitué d’un ensemble d’événements liés au temps passé. C’est les souvenirs de la vie du personnage qui font la matière du récit : Fatma - femme de ménage - revient sur sa vie personnelle et sur des personnages rencontrés notamment les gens du quartier et les voisins de l’immeuble. Le récit prend son élan à partir de l’espace terrasse qui offre une vision panoramique de tout l’environnement social et affecte la psychologie de Fatma. Plusieurs petites histoires ou anecdotes sont inspirées de cet environnement : des fragments de vie en séquence se déroulent devant nous à travers la mémoire qui raconte les blessures et les épreuves de la vie et ses frustrations. Le thème central de cette pièce est la femme elle-même et son conditionnement socio-économique. Dans ce monodrame social, Benguettaf utilise un monologue qui prend des formes de récits multiples avec des effets variés. On passe du monologue « intérieur » ou le personnage parle à lui-même, à un monologue « extérieur » ou la parole est adressée à l’un des personnages imaginaires, puis à un monologue direct et frontal comme un clin d’œil au public. Le tout se joue et se représente dans l’esprit d’une convention théâtrale très codée ; le conflit se base aussi sur la même logique : avec soi même, avec les autres nommés et avec le public société. Une dynamique se crée dans ce récit à travers le regard comparatif entre le présent et le passé qui revient chez Fatma d’une manière obsessionnelle. En plus de la comparaison, il y a aussi le commentaire sur l’événement passé avec la distance et la conscience du présent. Une autre particularité dans la dramaturgie de ce texte au niveau rythmique, c’est la juxtaposition répétée euphorie – crise ; dans chaque petite histoire, on commence par l’enthousiasme et la joie, puis on termine avec la déception, la plainte… Et finalement, on comprend que pour Fatma les jours et les nuits se suivent et se ressemblent. Le texte La nuit juste avant les forêts de Bernard Marie koltès (édition Minuit, 1977) fonctionne quand à lui sur le plan composition narrative sur à autre mode, plus frontal et plus abstrait. Ce monodrame très particulier se présente sous forme d’une longue réplique anonyme qui se prolonge d’un trait du début jusqu’à la fin. L’identité du parleur n’est pas définie, sa motivation n’est pas claire, le sujet de son discours est ambigüe, la structure des événements n’a pas de cohérence apparente. Une autre particularité de ce texte : c’est un monologue qui se prolonge sur plusieurs pages et parle de plusieurs sujet, mais sans aucune ponctuation ou structuration graphique ou scripturale. Dans la composition dramatique du récit, le narratif et le revendicatif prend le dessus sur la situation événement. La parole du personnage est adressée à quelqu’un, mais ce quelqu’un n’est pas présent ; le statut du mode monologue est ambigüe car même l’utilisation des prénoms (moi, toi, nous…) demeurent flottants. Un semblant d’échange qui ne l’ai pas car rien n’est défini, même le désir qui déclenche la parole est flou ; et comme le précise Anne Ubersfeld qui parle d’ « … Ambigüités et incertitudes : le destinataire – spectateur est laissé délibérément dans le flou… » (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Belin, paris, 1996, p.194) La situation thématique de récit « La nuit juste avant la forêt » est la marginalisation ; mais, Koltès dans cette œuvre n’offre aucun cadre spatio-temporel précis ; aucune didascalie n’est présente ou utilisée. La narration est basée sur une énonciation personnelle, le « je » narratif reste le long du texte le seul mode d’expression. Le récit sur le plan du contenu vacille entre la plainte, la revendication et la réflexion ; et sur le plan technique, l’énonciation de la parole est basée sur un jeu complexe de prénoms (Je, Tu, On, Nous, Vous…). Ce monologue fleuve à ton revendicatif et avec une coloration orale est construit sur un acte de désir de parler et d’intervention de faire ; Ubersfeld parle d’ « un acte de langage directif… » (p. 196). Et comme, dans tous les textes dramatiques koltésiens, le narratif s’appuie aussi sur le poétique ; une écriture poétique fondatrice de récit et son déploiement dans le temps de l’histoire… Pour le dernier exemple proposé à l’étude, on s’arrêtera sur un texte de Dario fo qui se situe entre le monodrame et le one man-show : « L’histoire d’un tigre » (Edition de l’Arche, 1978). C’est une fable qui appartient à la légende chinoise, l’auteur s’en est inspirée et la fait évoluer et développer dans le processus de création et de représentation. Le récit est construit à partir de l’histoire d’un paysan qui raconte son expérience de soldat blessé et infecté, et comme ses collègues ne peuvent plus supporter son odeur, ils le laissent partir. Le soldat se refugiât dans une grotte, après, il se retrouve avec une tigresse et son enfant ; cette dernière va l’adopter et le faire travailler… Plusieurs aventures vont s’en suivre pour représenter ce paysan sous la pression d’un système dictatorial. Dans ses notes de travail publiées dans son essai « Le gai savoir de l’acteur », Dario fo décrit la technique de montage et de point de vue adoptée dans la narration de son récit. Ainsi le long de l’histoire, on passe d’un point de vue à un autre ; les énonciateurs se multiplient : on passe du soldat à la tigresse, puis on revient au soldat pour repartir sur d’autres protagonistes imaginaires. La composition dramaturgique du spectacle obéit aussi à la logique de l’alternance : conter, incarner et commenter… ; l’auteur parle de « clin d’œil hors cadre » ou « voir à travers le tigre » (Dario Fo, Le gai savoir de l’acteur, Edition de l’Arche p. 174 – 188). La démarche dramaturgique de l’artiste est très pratique et étroitement liée à la scène ; il propose une composition subtile et efficace ou le récit se conjugue sur plusieurs modes et points de vus. Des fois, il introduit même un semblant de dialogue (avec le petit de la tigresse) ; la forme du récit change selon l’évolution dramatique de l’histoire et la nature des situations jouer racontées. L’interprétation du dramaturge comédien repose sur « … les cadences et sur les sonorités… » ; les souvenirs du récit se ponctuent par « des pauses, des contretemps, des transitions… » (p. 185). C’est à travers ces choix très maitrisés qu’il réussit à faire vivre le public dans plusieurs espaces et mener son imaginaire là où il désire… La grande singularité de l’œuvre de Dario Fo et de ce récit particulièrement, c’est qu’il est un homme de la scène et son monodrame spectacle s’écrit sur le plateau ; il utilise tous les registres de la narration à l’intérieur de ce faux-vrai monologue adressé ouvertement au public. On prolongera cette brève réflexion sur la présence du narratif dans l’écriture dramatique contemporaine par un témoignage sur deux expériences de mise en scène réalisées à partir de deux textes monodrames personnels (écrits par l’auteur de cette article) : « Le gardien » écrit et réalisé en 2013 et « Prise de parole » écrit en 2015 et réalisé en 2016 Le premier texte (« Le gardien » non publié) a été écrit dans l’esprit de la tradition et des règles du «conte théâtralisé» ; un style dramaturgique qui associe le récit et l’incarnation, le récit et l’interprétation des situations et de personnages. La pièce est composée de trois histoires racontées par un ou plusieurs personnages : un gardien d’école, un gardien d’immeuble et un gardien de voitures. Ces trois personnages vivent et relatent des fragments de leurs vies. Ils font appel à des figures qui peuplent leurs univers de gardien…Ils nous offrent leurs visions du monde à travers un regard satirique plein d’humour et de révélations tendres et malicieuses… Le metteur en scène Lembarki a choisi de faire une distribution à trois comédiens ; au départ, il cherchait essentiellement dans son travail de répétitions, un style qui intégrerait à la fois le récit et l’incarnation. Le mot d’ordre « On est au théâtre ». La difficulté ne résidait pas dans l’interprétation du personnage énonciateur gardien, mais plutôt dans le jeu de situations qui font appel à d’autres personnages. Le choix de base adopté est d’être dans la théâtralité et dans l’artifice. La narration prenait le dessus dans un style théâtralisé dont l’expressivité de l’acteur reste le pilier. La recherche en permanence d’une complicité avec le public et la présence de la musique et du chant et de chorégraphie permettaient de créer un univers onirique et de maintenir un rythme qui appuie la performance des comédiens et l’écoute de la salle. Selon le critique Rachid Montasar « Le spectacle, Le gardien, conjugue à la fois les ressorts comiques du one man show et certains éléments scéniques du cirque dont le clown. La caractéristique commune de ces trois personnages de l’œuvre est justement cette capacité extraordinaire qu’ils ont de rire de tout y compris d’eux-mêmes… une mise en scène dynamique qui intègre les éléments du cirque afin de permettre au spectateur d’établir ses distances avec l’œuvre proposée. Les intermèdes qui sont offerts au spectateur permettre à ce dernier de garder ses distances par rapport au spectacle afin qu’il puisse aussi avoir son propre jugement critique... » (Quand le théâtre convoque le cirque, Rachid Montasar, revue perspectives, n°15, 2014). Le spectacle Le gardien se construit particulièrement sur l’idée de l’adhésion du public, ce dernier est invité même à monter sur scène et de jouer des personnages de l’histoire du gardien ; cela permettait de varier les modes de représentation… la conception scénographique œuvrait aussi dans ce sens à travers l’espace vide… Pour le deuxième exemple le monodrame « Prise de parole » (Edition Esquisse, 2016) : c’est l’histoire d’une femme journaliste, qui s’approche de la cinquantaine et revient sur ses pas revisiter la maison d’enfance pour interroger les lieux et les parcours familiaux... et prendre la parole pour raconter sa propre vie... Elle y revient, une année après la mort de ses parents, pour dépoussiérer sa mémoire, afin de voir clair dans le présent et faire le choix de l’avenir... L’un des enjeux premiers qui a animé le processus d’écriture de ce texte, est la quête d’un style et d’un langage ancrés où peut se loger un regard et une vision sur une réalité dispersée dans le temps et où se mélange l’intime avec le social. Dans cette confession intime, le récit théâtralisé de la mémoire personnelle intègre des fragments de l’Histoire du pays pour recomposer une chronique inachevée de la vie du personnage. Un personnage qui tente en permanence le long de son récit de réfléchir sur sa vie à travers celles de ses proches et d’autres pour comprendre ce que les mots amour, couple, famille, journalisme et pouvoir veulent dire dans le Maroc d’aujourd’hui. Contrairement au premier texte, « Prise de parole » s’inscrit beaucoup plus dans la référence au monodrame et sa dimension dramatique. Pour le metteur en scène Mahmoud Chahdi, les enjeux esthétiques sont très complexes quand il s’agit d’un monologue de cette nature… Sa vision et sa démarche se présentent de la manière suivante : « Le comédien, dans notre démarche, représente le centre et les limites de l’espace en même temps. La scénographie joue un rôle complémentaire, afin de tracer les points d’équilibre de notre espace. Le comédien est porté par ses émotions qui le coupent des règles strictes qu’on lui impose lors de son rapport avec le public, mais aussi, plus généralement, dans son rapport au monde. En même temps, ce sont ces mêmes émotions qui rendent légitime sa présence, tant sur le plan physique que dramatique…. » (Mahmoud Chahdi, Note de mise en scène, Catalogue du spectacle) Le metteur en scène de « Prise de parole » parle aussi d’ « un moment d’intimité où la présence de l’autre n’a pas de place dans les rapports scène-salle, puisque l’enjeu est que chacun puisse entrer dans cette histoire personnelle, qui est en même temps l’histoire d’un peuple… ». Dans cette approche, le récit est raconté et interprété, mais il y a aussi un récit visuel qui est mené en parallèle (vidéo) qui renforce la profondeur historique de l’histoire du personnage….