« Ecrire pour ou contre la scène ? »

1 Entre auteur et dramaturge :
Un des constats le plus récurent lorsqu’on évoque une réflexion sur l’écriture théâtrale est celui de la remise en question permanente de la relation entre le texte et la scène. Une relation qui évolue en permanence, se redéfinie et se transforme entre antagonisme et complémentarité, conflit et complicité. Des fois, l’auteur écrit pour la scène, d’autrefois contre ; mais il écrit toujours avec une conscience dramaturgique et en lien avec les spectateurs. Certes, le plateau impose ses exigences et son langage propre, mais il ne peut imposer définitivement son autorité sur l’énergie d’un texte et la poésie des mots. La question sur le statut et le positionnement à adopter par l’auteur de théâtre aujourd’hui par rapport à la scène, est une question très personnelle et sa légitimité émane de l’évolution de la pratique et les attentes des praticiens… Deux positions assez distincts se dégagent : prendre la peau d’un dramaturge dépendant de la scène qui répond à des demandes et intègre des contraintes extra-textuelles ; ou plutôt rester écrivain pleinement et vivre une autonomie qui revendique et redonne au texte le statut d’œuvre d’art ? Assez souvent, on dit que le bon dramaturge ou le bon écrivain de théâtre, est celui qui a une conscience des spécificités de la scène. Cette exigence peut porter en elle une vision réductrice et fermé car l’écriture en texte déploie une figuration et des figures du la réalité qui sont en scène et aussi hors scène… L’écriture ne peut se limiter au cadre du plateau comme objectif, mais plutôt aller au delà de ce cadre et pousser la scène à la suivre. Le monde de l’écriture est un monde plus vaste que la scène ; le plateau prend un bout de ce monde, le sculpte dans l’espace et le fixe dans un temps perceptible à la salle. L’écriture doit rester une réaction au monde, au monde vaste tel qu’il est vu et senti qui vise et s’adresse à une communauté qui vit dans une pluralité de lieux et de temps.


2 L’écriture dramatique aujourd’hui : Une perte salutaire…
Il y a des théâtres et non un théâtre, ce constat est une évidence à rappeler… de même, il y des écritures et des auteurs et non une seule manière de faire et de penser l’acte d’écrire pour la scène… On répète assez souvent et parfois bêtement que l’écrivain de théâtre agonise ou qu’il est totalement mort… moi je dirais plutôt il se cherche, il déplace ses repères pour redéfinir sa relation à la scène et retrouver de nouveaux espaces au pluriel. Il vit une errance salutaire qui le pousse à renouveler ses outils de travail et surtout sa perception des choses et des mots en liaison avec la réalité sociale et mentale de son environnement. Les auteurs de théâtre aujourd’hui se sentent des fois agressés, voire marginalisés ; une guerre de territoires perdue d’avance pour eux. Ils attendent d’être choisis et une responsabilité s’engage sans maitriser les aboutissements… Entre frustration et satisfaction, elle est difficile de définir la responsabilité du succès ou non succès d’un spectacle ; l’auteur dira : le sens de mon histoire et important, la manière de raconter se partage et même se négocie… L’écrivain de théâtre est aussi un rêveur un peu naïf ; il ne veut pas rester prisonnier de la première création ; c’est sa manière de se battre pour reconquérir des bouts de territoires de pouvoir contrôlés par le metteur en scène depuis des décennies. Le texte ambitionne une double projection temporelle, dans le présent et dans le futur…


3 Performances : sens et non sens :
La performance me fait peur, l’esprit de performance m’installe dans le doute et le flottement… Je résiste à l’improvisation surtout quand la structure est absente. L’enjeu de base est la structure ; mon enjeu éternel, en plus de la langue ; c’est la composition dramaturgique, le tissage, raconter et donner un sens. La performance vise l’instant, vise l’émotion ; mais des fois la visibilité manque, le sens manque, se disperse. Il faut s’armer de patience, y croire, être là et attendre pour saisir quelque chose de non programmé… En dramaturge, l’autre vient vers toi, tu vas vers l’autre ; tu choisis partiellement ou pas du tout le point de départ. Tu tentes de tracer ton chemin mais il est dévié ; tu écoutes et tu n’écoutes pas ; tu deviens stratège malgré toi et le temps n’est pas à toi… En dramaturge forcé de vivre le présent ; les relations se nouent et se dénouent ; le comédien propose et attend, il cherche sa place et le metteur en scène cherche autre chose. On cherche tous des repères vainement, les repères se déplacent et les subjectivités s’installent, puis on prend conscience qu’il n’y a pas de recette et la proposition avortée déclenche la frustration. L’autorité du plateau est violente et séductrice ; elle est séduisante quand le groupe est disponible, quand le plaisir est présent et surtout quand la démarche etle style est maitrisé… En dramaturge tu t’installes dans l’accompagnement et le suivisme ; une interaction non maitrisée ; beaucoup de doute et de tension interne. Chercher le processus pour s’inscrire et s’impliquer mais toujours le doute prend le dessus ; et l’égos vient fragiliser la situation, la rend lourde et pénible, puis une lueur on s’accroche ; des fois c’est juste un mirage, d’autres fois c’est la grâce… Dans mon rapport au plateau entant que dramaturge engagé dans un esprit de performance, j’ai vécu deux expériences assez particulières (avec le théâtre Anfass « ميزان الما » et avec Daha wassa « Blasmia » ; les deux expériences étaient fort instructives et j’en suis sorti avec une nouvelle conscience. J’ai vécu une certaine forme de frustration et de malaise non pas lié aux personnes mais par rapport à la fonction que j’assume et j’ai découvert les limites du dialogue et de la complicité. D’autre part, j’ai pris conscience de la fragilité des relations humaines entre metteurs en scènes et acteurs… En auteur tu vas vers toi-même, vers ton propre instinct ; ton désir prend le dessus… tu cherches à casser la glace en toi et à débloquer la constipation. Le temps est à toi, tu te concentres puis tu oublies ; tu lis, tu réfléchies et des connections s’établissent consciemment ou inconsciemment… Des fois l’isolement est salutaire…


4 Faire théâtre : liens fatales à réinventer…
L’écriture théâtrale doit sûrement et impérativement évoluer, être à l’écoute des pratiques du métier, comprendre les attentes des metteurs en scène, des acteurs et des scénographes ; mais, elle ne doit - à mon sens – en aucun cas devenir un prétexte ou un complément de la scène… « Mon théâtre idéal » est celui où le texte et sa dramaturgie verbale ou non verbale demeure le socle structurel du spectacle… Pour cela, il faut que le texte et son auteur se renouvellent et au même temps restent fidèle à cette tradition des grands auteurs qui ont su marier la dimension spectaculaire et littéraire, l’action et la poésie… pour renouveler cette réflexion autour la relation texte - scène, il faut déplacer les repères et réinventer les relations entre les divers acteurs de la scène basée plutôt sur le projet… Entant qu’auteur, le comédien m’intéresse particulièrement, m’interpelle en permanence ; il m’intéresse humainement et « dramaturgiquement » en lien avec mes personnages. Le théâtre se joue entre le mot et le corps, entre la parole et la voix ; l’écriture appelle à l’incarnation, traverse le corps. Pour moi, écrire pour le plateau c’est aussi écrire à partir d’une distribution préalable ; le casting stimule l’imaginaire et recadre la pensée. Dans un ensemble de créations, l’écriture peut être plus liée à des corps, des voix et des caractères, et moins à une vision de mise en scène. Et je me référerai ici la parole de Novarina cité en préambule de l’argumentaire de ce colloque – bien qu’elle soit un peu décallée : « Le théâtre est l’un des lieux où s’est réfugié aujourd’hui le savoir du corps que nous avions oublié. Toute intelligence y vient comme d’en bas : du corps profond de l’acteur. (…) Au sommet de son art (il) est une marionnette : joué par autre chose - ou par quelqu’un d’autre que lui… »


5 Histoires en quête de destinataire :
Pour être plus vrai et plus précis, l’auteur de théâtre écrit en premier lieu pour les spectateurs ; le metteur en scène et le comédien sont des passeurs et des messagers. L’enjeu et désir d’une fiction dramatique est la captation de l’esprit du spectateur qui entre dans une salle sans jugements préalable et avec une disponibilité émotionnelle et physique. Par la présence de ce messager sur le plateau, le texte est dans le présent du public. Les mots se jouent dans le corps des comédiens et se prolongent dans la voix qui raconte l’ailleurs ici et maintenant. Des fois en réécrit nos propres texte pour montrer la l’ouverture et la pluralité des lectures ; on passe du monodrame à pièces à multiples personnages ou l’inverse… Et je terminerai cette brève intervention par une réflexion – qui me paraît pertinente et juste de Jean Pierre Piemme dans son livre « L’écriture comme le théâtre » et qui synthétise cette vision évoquée plus haut : « Un texte de théâtre n’est pas un objet d’autiste narcissiquement exposé au voyeurisme complaisant du spectateur. C’est la mise en branle d’une interaction. Et le jeu d’acteur n’est pas une exhibition de virtuosité devant des spectateurs subjugués, mais le transport d’une intelligence et d’une sensibilité du plateau vers la salle. L’acteur que j’ai en tête est l’autre nom de ma pulsion, de mon écriture en tant qu’énergie. Le spectateur virtuel est l’autre nom de la distance que je prends dans la fabrication de mon objet. L’écriture est le résultat du recadrage de la pulsion par la distance. » (p. 102 – 103), Lansman, 2012 s oublié. Toute intelligence y vient comme d’en bas : du corps profond de l’acteur. (…) Au sommet de son art (il) est une marionnette : joué par autre chose - ou par quelqu’un d’autre que lui… »